Publié le 22 septembre 2008, dans La Croix.
La France et le Cambodge ont fixé des règles précises pour les adoptions internationales. Mais les deux pays les appliquent mal.
Assise entre les poteaux de sa maison sur pilotis, Bopha (1) extirpe d’une pochette plastifiée la photographie de son fils de 7 ans. Sur l’image, Sothy, vêtu d’un kimono blanc de karatéka, semble heureux.
La famille française à qui cette Cambodgienne de 38 ans a confié son enfant l’an dernier en vue d’une adoption lui a fait parvenir cet album cet été, en l’informant que le petit était scolarisé. Mais son fils oublie peu à peu sa langue maternelle et ne peut plus communiquer avec sa famille d’origine, qui ne maîtrise pas le français.
«Je suis contente. Comme je suis pauvre, mon fils aura un meilleur avenir en France», explique-t-elle en terminant sa vaisselle. Elle et son mari travaillent la terre dans un village situé à 100 km de Phnom Penh.
Il y a trois ans, ils avaient confié Sothy à un orphelinat proche de la capitale cambodgienne. Ils disent qu’ils avaient du mal à s’occuper de leurs cinq enfants. Ils ont placé un deuxième enfant dans cet orphelinat tristement connu pour des affaires de corruption et d’abus d’enfants. Ils aimeraient qu’il parte, lui aussi, à l’étranger.
«Pour le départ de Sothy, nous avons organisé un grand banquet. Nous avons invité les bonzes », poursuit la mère qui en garde un souvenir heureux. La famille française a participé à cette grande fête. « Elle nous a donné 1 000 dollars », précise Bopha, qui se défend d’avoir vendu son enfant. « C’était juste une aide. » Elle reconnaît que cette somme est énorme pour une pauvre famille de paysans cambodgiens. Elle a pu acheter du riz et deux veaux.
Un processus qui incite à l'abandon
Le voisinage et les proches sont tous au courant du grand voyage du petit Sothy. Ils se disent qu’il est plus heureux dans une famille à l’étranger qu’à l’orphelinat. Ses voisins, assis autour d’elle pour écouter la conversation, opinent du chef.
Que va-t-elle faire de ses deux autres enfants en bas âge? Va-t-elle les abandonner également ? « Mais non », grogne son mari, à moitié endormi dans un hamac, cigarette au bec. « Nous allons réfléchir », corrige la mère.
L’adoption est censée être une mesure de dernier recours lorsque le maintien dans la famille n’est plus possible. Un enfant a avant tout besoin de l’amour et de la confiance de ses parents pour se développer et s’épanouir : c’est ce qu’avait rappelé la secrétaire d’État aux droits de l’homme, Rama Yade, en visite officielle au Cambodge en avril.
Aurait-on pu aider et responsabiliser cette famille pour éviter le transfert de son enfant en établissement, puis vers ce couple de Français? Pas facile au Cambodge, où les services sociaux pour détecter les familles vulnérables sont peu développés.
Une petite fille "achetée" pour 12,5 dollars
À quelques kilomètres de la maison de Bopha, une petite fille a été « achetée » pour 12,50 dollars à sa naissance, à la suite du divorce de ses parents. « La police a conseillé de confier la moitié des enfants au père et l’autre moitié à la mère. Le père a vendu une fille, explique la tante de l’enfant. Le chef du village n’a rien dit puisque un accord avait été trouvé avec une famille adoptive. »
La France et le Cambodge ont ratifié la convention de La Haye pour éviter les procédures d’adoption obscures. Ce texte indique que les consentements des parents ne doivent pas être obtenus « moyennant paiement ou contrepartie d’aucune sorte ».
Par ailleurs, Sothy a quitté le Cambodge en mai 2007, au moment où les procédures d’adoption ont repris après quatre années de suspension. Mais à partir de cette date, les Français n’avaient plus le droit de rechercher un enfant par eux-mêmes dans le pays et de demander directement l’accord des parents biologiques en vue d’une adoption. C’est pourtant ce qui s’est passé avec Sothy.
Dès lors, pourquoi son départ a-t-il reçu l’accord des autorités françaises ? L’ambassade de France au Cambodge assure n’avoir « aucune trace d’un visa délivré par (ses) soins au nom de cet enfant ». Ses parents cambodgiens et un responsable de l’orphelinat où il a séjourné deux ans durant confirment pourtant son départ en France et son lieu de résidence actuel.
Depuis que de nombreux pays ont suspendu les adoptions avec le Cambodge à la suite de la révélation de vastes scandales au début des années 2000, beaucoup d’associations cambodgiennes estiment que le trafic d’enfants lié aux adoptions internationales a diminué, du fait d’une chute de la demande.
Mais les autorités locales, souvent corrompues, n’ont jamais arrêté ni jugé un seul auteur de trafic dans des affaires d’adoption.
57 % des "orphelins" avaient au moins un parent en vie
Dans ces conditions, la falsification de certificats de naissance ou d’abandon reste possible. Michael Weiss, responsable d’un orphelinat dans la banlieue de Phnom Penh, s’en est rendu compte il y a deux ans.
À cette époque, il soutenait financièrement un établissement géré par une équipe cambodgienne. « Pendant les vacances, des enfants disparaissaient, raconte-t-il. Leurs copains nous ont dit qu’ils étaient rentrés à la maison. Mais comment des orphelins peuvent-ils rentrer chez eux ? Nous avons enquêté. L’âge, la situation de la famille et beaucoup d’autres informations figurant sur les papiers officiels étaient erronés. »
Le contrôle qu’opère la France sur les dossiers des enfants cambodgiens qu’on lui propose actuellement à l’adoption est uniquement administratif.
Beaucoup d’ONG craignent qu’une levée de la suspension des procédures relance en fait les abus et gonfle les effectifs dans les orphelinats. D’après une enquête de l’ONG Holt, réalisée en 2005 auprès de 7 000 enfants dans des orphelinats cambodgiens, 57% d’entre eux avaient au moins un parent en vie.
Les Pays-Bas, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont choisi de ne pas reprendre les procédures avec le Cambodge pour le moment.
Jérôme BORUSZEWSKI, à Phnom Penh
(1) Tous les noms ont été modifiés
La France et le Cambodge ont fixé des règles précises pour les adoptions internationales. Mais les deux pays les appliquent mal.
Assise entre les poteaux de sa maison sur pilotis, Bopha (1) extirpe d’une pochette plastifiée la photographie de son fils de 7 ans. Sur l’image, Sothy, vêtu d’un kimono blanc de karatéka, semble heureux.
La famille française à qui cette Cambodgienne de 38 ans a confié son enfant l’an dernier en vue d’une adoption lui a fait parvenir cet album cet été, en l’informant que le petit était scolarisé. Mais son fils oublie peu à peu sa langue maternelle et ne peut plus communiquer avec sa famille d’origine, qui ne maîtrise pas le français.
«Je suis contente. Comme je suis pauvre, mon fils aura un meilleur avenir en France», explique-t-elle en terminant sa vaisselle. Elle et son mari travaillent la terre dans un village situé à 100 km de Phnom Penh.
Il y a trois ans, ils avaient confié Sothy à un orphelinat proche de la capitale cambodgienne. Ils disent qu’ils avaient du mal à s’occuper de leurs cinq enfants. Ils ont placé un deuxième enfant dans cet orphelinat tristement connu pour des affaires de corruption et d’abus d’enfants. Ils aimeraient qu’il parte, lui aussi, à l’étranger.
«Pour le départ de Sothy, nous avons organisé un grand banquet. Nous avons invité les bonzes », poursuit la mère qui en garde un souvenir heureux. La famille française a participé à cette grande fête. « Elle nous a donné 1 000 dollars », précise Bopha, qui se défend d’avoir vendu son enfant. « C’était juste une aide. » Elle reconnaît que cette somme est énorme pour une pauvre famille de paysans cambodgiens. Elle a pu acheter du riz et deux veaux.
Un processus qui incite à l'abandon
Le voisinage et les proches sont tous au courant du grand voyage du petit Sothy. Ils se disent qu’il est plus heureux dans une famille à l’étranger qu’à l’orphelinat. Ses voisins, assis autour d’elle pour écouter la conversation, opinent du chef.
Que va-t-elle faire de ses deux autres enfants en bas âge? Va-t-elle les abandonner également ? « Mais non », grogne son mari, à moitié endormi dans un hamac, cigarette au bec. « Nous allons réfléchir », corrige la mère.
L’adoption est censée être une mesure de dernier recours lorsque le maintien dans la famille n’est plus possible. Un enfant a avant tout besoin de l’amour et de la confiance de ses parents pour se développer et s’épanouir : c’est ce qu’avait rappelé la secrétaire d’État aux droits de l’homme, Rama Yade, en visite officielle au Cambodge en avril.
Aurait-on pu aider et responsabiliser cette famille pour éviter le transfert de son enfant en établissement, puis vers ce couple de Français? Pas facile au Cambodge, où les services sociaux pour détecter les familles vulnérables sont peu développés.
Une petite fille "achetée" pour 12,5 dollars
À quelques kilomètres de la maison de Bopha, une petite fille a été « achetée » pour 12,50 dollars à sa naissance, à la suite du divorce de ses parents. « La police a conseillé de confier la moitié des enfants au père et l’autre moitié à la mère. Le père a vendu une fille, explique la tante de l’enfant. Le chef du village n’a rien dit puisque un accord avait été trouvé avec une famille adoptive. »
La France et le Cambodge ont ratifié la convention de La Haye pour éviter les procédures d’adoption obscures. Ce texte indique que les consentements des parents ne doivent pas être obtenus « moyennant paiement ou contrepartie d’aucune sorte ».
Par ailleurs, Sothy a quitté le Cambodge en mai 2007, au moment où les procédures d’adoption ont repris après quatre années de suspension. Mais à partir de cette date, les Français n’avaient plus le droit de rechercher un enfant par eux-mêmes dans le pays et de demander directement l’accord des parents biologiques en vue d’une adoption. C’est pourtant ce qui s’est passé avec Sothy.
Dès lors, pourquoi son départ a-t-il reçu l’accord des autorités françaises ? L’ambassade de France au Cambodge assure n’avoir « aucune trace d’un visa délivré par (ses) soins au nom de cet enfant ». Ses parents cambodgiens et un responsable de l’orphelinat où il a séjourné deux ans durant confirment pourtant son départ en France et son lieu de résidence actuel.
Depuis que de nombreux pays ont suspendu les adoptions avec le Cambodge à la suite de la révélation de vastes scandales au début des années 2000, beaucoup d’associations cambodgiennes estiment que le trafic d’enfants lié aux adoptions internationales a diminué, du fait d’une chute de la demande.
Mais les autorités locales, souvent corrompues, n’ont jamais arrêté ni jugé un seul auteur de trafic dans des affaires d’adoption.
57 % des "orphelins" avaient au moins un parent en vie
Dans ces conditions, la falsification de certificats de naissance ou d’abandon reste possible. Michael Weiss, responsable d’un orphelinat dans la banlieue de Phnom Penh, s’en est rendu compte il y a deux ans.
À cette époque, il soutenait financièrement un établissement géré par une équipe cambodgienne. « Pendant les vacances, des enfants disparaissaient, raconte-t-il. Leurs copains nous ont dit qu’ils étaient rentrés à la maison. Mais comment des orphelins peuvent-ils rentrer chez eux ? Nous avons enquêté. L’âge, la situation de la famille et beaucoup d’autres informations figurant sur les papiers officiels étaient erronés. »
Le contrôle qu’opère la France sur les dossiers des enfants cambodgiens qu’on lui propose actuellement à l’adoption est uniquement administratif.
Beaucoup d’ONG craignent qu’une levée de la suspension des procédures relance en fait les abus et gonfle les effectifs dans les orphelinats. D’après une enquête de l’ONG Holt, réalisée en 2005 auprès de 7 000 enfants dans des orphelinats cambodgiens, 57% d’entre eux avaient au moins un parent en vie.
Les Pays-Bas, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont choisi de ne pas reprendre les procédures avec le Cambodge pour le moment.
Jérôme BORUSZEWSKI, à Phnom Penh
(1) Tous les noms ont été modifiés
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